Appendice 1
Il y a mythes et mythes
Matthieu Richelle aime comparer la Genèse aux mythes de
l’ancien Proche Orient. Même s’il dit qu’il faut rester prudent, on sent bien
que la Genèse a trop de liens avec les mythes des peuples environnants pour
être considérée comme un texte indépendant. Parmi ces mythes et autres
traditions, en dehors de l’inévitable Epopée de Gilgamesh, il cite le mythe
d’Adapa et les listes royales sumériennes.
Concernant le premier, l’étude détaillée de Nozomi Osanai, A Comparative Study of the Flood Accounts in
the Gilgamesh Epic and Genesis, mérite le détour. [1] Après sept longs chapitres d’analyse, elle arrive à la conclusion qu’il n’y a
pas de dépendance mutuelle entre les deux récits (c’est aussi l’opinion de K.
A. Kitchen : “Probablement, les récits hébreux et babyloniens puisent à la
source d’une tradition ancienne commune, mais ils ne sont pas empruntés
directement l’un à l’autre.”
En comparant le détail des deux récits, elle écrit qu’il lui semble raisonnable
de conclure que le récit babylonien a perdu sa justesse historique et qu’il fut
déformé là où le récit de la Genèse contient un rapport historique exact.
Concernant l’Enuma
Elish, le récit babylonien de la création ,
le jugement de W. G. Lambert ,
cité dans l’article de John Bloom et de C. John Collins, “Creation accounts and
ancient Near Eastern religions”
est que l’Enuma Elish “n’est pas la
norme de la cosmologie babylonienne ou sumérienne C’est une combinaison
sectaire et aberrante de fils mythologiques tissés pour former une composition
sans parallèles.”
Sur le mythe d’Adapa, il est peut-être suffisant de lire ce que
raconte ce mythe
pour se convaincre de la distance énorme, abyssale !, entre les deux
récits. Adapa n’est pas présenté comme le premier homme mais comme un sage,
conseiller du premier roi sumérien Alulim. Le mythe identifie un problème
humain mais en donne une explication totalement insuffisante.
Bloom et Collins notent l’absence frappante d’une création ex nihilo du monde matériel par un Dieu
transcendant et préexistent dans les mythes anciens. Cela est unique dans le
récit de la Genèse. De même, aucun texte ne présente la création d’une seule personne,
comme Adam, ou d’un premier couple, de qui sont descendus tous les humains.
La liste royale sumérienne a été étudiée en détail par Raúl
Erlando López, “The antediluvian patriarchs and the Sumerian king list.”
Cette liste contient dans sa section antédiluvienne les noms de huit rois (ce
qui se compare aux dix patriarches de la Genèse moins Adam et Noé. Le Noé
sumérien, Ziusudra, n’est pas mentionné). Nous donnons ici un large extrait de
cet article, comme exemple de la convergence qui peut exister entre de vieilles
traditions et la Genèse.
En voici la section antédiluvienne, en Anglais :
When the kingship was lowered from heaven
(In) Eridu(g) A-lulim(ak)
reigned
28,800 years;
Alalgar reigned 36,000
years.
2
kings
reigned
its 64,800 years.
I drop (the topic) Eridu(g);
(In) Bad-tibira(k) En-men-lu-Anna(k)
reigned
43,200 years;
En-men-gal-Anna(k)
reigned
28,800 years;
divine Dumu-zi(d), a shepherd, reigned 36,000
years.
3
kings
reigned
its 108,000 years.
I drop (the topic) Bad-tibira(k);
(In) Larak En-sipa(d)-zi(d)-Anna(k)
reigned
its 28,800 years.
1
king
reigned
its 28,800 years.
I drop (the topic) Larak;
(In) Sippar En-men-dur-Anna(k)
reigned
21,000 years.
1
king
reigned
its 21,000 years.
I drop (the topic) Sippar;
(In) Shuruppak Ubar-Tutu(k)
reigned
18,600 years.
1
king
reigned
its 18,600 years.
5
cities were they;
8
kings
reigned
their 241,200 years.
The Flood swept thereover.
Les Sumériens et les Babyloniens utilisaient un système
numérique sexagésimal selon
l’illustration suivante :
Dans un tel système, et partant d’un total arrondi de
241.200 ans indiqué dans le document, il est possible que le scribe ait
attribué des âges aux rois individuels pour arriver à ce total. Cela pourrait ressembler
à l’illustration à gauche :
Ce qui est remarquable, c’est que la liste des huit
patriarches de la Genèse, quand on écrit leurs âges de la même façon, mais
selon un système décimal, donnerait
un total qui s’écrirait à l’identique ! Voici l’équivalence des signes
proposée par López et, ci-dessous, l’application à la Genèse en
utilisant une règle d’arrondi semblable :
López arrive aux conclusions
suivantes :
“Il y a très peu de probabilité que la ressemblance entre
les deux documents [la liste royale et la Genèse] soit fortuite. De l’autre
côté, il est plus qu’invraisemblable que le récit biblique soit dérivé de la
liste sumérienne du fait des différences entre les deux récits, et la
supériorité évidente du récit de la Genèse, tant en précision numérique, en
réalisme et en détails fournis, qu’en qualités spirituelles et morales. Il est
bien plus raisonnable de penser que le scribe sumérien qui a composé la liste
antédiluvienne originale possédait un document (probablement une tablette en
argile) avec des informations numériques sur les âges de huit des patriarches,
similaire au récit de la Genèse, et qu’il l’a interprété erronément comme étant
écrit dans un système sexagésimal. Une autre explication serait que les
Sumériens avaient une tradition orale du monde antédiluvien qui se limitait à
un cadre général de l’histoire, au nombre d’individus impliqués, à une
approximation de leurs âges et à un total arrondi. Ces nombres étaient exprimés
à l’origine dans un système décimal, mais au moment où la liste antédiluvienne
a été mise par écrit, on les a compris selon un système sexagésimal.
Le fait même que des éléments numériques du récit
antédiluvien biblique apparaissent si distinctement dans le contexte d’un
document sumérien profane comme la Liste royale témoigne en faveur de
l’historicité des premiers chapitres du livre de la Genèse. La description
biblique n’est donc pas limitée aux Hébreux. Il est manifeste qu’il y avait également
une ancienne tradition du monde antédiluvien au début de la culture
mésopotamienne. Mais le fait que le récit sumérien paraît être une version
incomplète, avec des chiffres arrondis, de la description de la Genèse, sans la
précision et le grand nombre de détails de cette dernière, et sans sa profondeur
morale et spirituelle est un argument lourd en faveur de la priorité, de la
justesse et de la supériorité du récit biblique. Et, pour finir, les parallèles
clairs entre les données sumériennes et bibliques, tant en qualité qu’en détails numériques, ouvrent
la possibilité d’établir des corrélations entre le reste de la Liste royale et
les premiers chapitres du livre de la Genèse.”
Est-il vraiment juste de conclure que l’auteur de la Genèse
ne voulait pas être pris au sens littéral ? En dehors d’Adam et Eve, tout
est-il vraiment à prendre au sens figuratif ? Matthieu Richelle invoque le
poids des exégètes modernes, mais cela ne peut guère suffire ! Leur
explication de Genèse 3 comme racontant l’expulsion du traitre hors du
sanctuaire, à grand renfort d’images, semble bien plus mythique que le récit
sobre de la Genèse ! Il y a mythe et mythe ! Le souci d’être en
accord avec la science et l’exégèse modernes semble peser bien plus lourd que
le souci de lire la Bible en son sens premier. Le sola scriptura est évacué un peu trop facilement par le sola scientia.
Il est dommage que l’orateur n’ait pas jugé bon d’ajouter
les nombreuses traditions du Déluge qui ne font que confirmer le sens littéral
du texte de la Genèse. Nous y avons déjà fait référence. La première question
lors de la table ronde y a fait allusion : D’où peuvent venir les mythes
des origines ou du déluge ? Dans sa réponse, Henri Blocher résume les
trois hypothèses suivantes. 1. Ces mythes peuvent trouver leur origine dans la mémoire
transmise des événements. 2. Ils sont issus de l’inconscient collectif (la
pensée de Jung). 3. Des conditions semblables ont conduit aux mythes
semblables.
La deuxième option ne résout rien. Il faudra expliquer d’où
vient cet inconscient collectif. Souvent, il proviendra du refoulement
collectif d’un événement dont le souvenir est hautement désagréable. Ce qui
nous met devant les deux autres options.
La troisième option a des limites évidentes. Prenons les
mythes du déluge.
Comment expliquer ainsi les nombreux mythes qui racontent que la méchanceté
humaine était la cause d’un déluge mondial qui couvrait les montagnes et dont
une seule personne, souvent avec sa famille, parfois indiquant qu’ils étaient
huit en total, furent sauvées en fabriquant un bateau ?
Le détail de beaucoup de ces mythes est remarquable. On les
trouve chez les Miao en Chine comme chez les Aborigènes d’Australie, chez les
Choctaw en Amérique du Nord comme chez les Biami en Nouvelle Guinée.
John D. Morris résume les traits communs de ces récits de la
manière suivante. Les pourcentages indiquent la fréquence dans les récits de
l’énoncé.
- Une famille juste. 88%
- Ils ont été avertis. 66%
- Le déluge a été causé par la méchanceté humaine. 66%
- La catastrophe s’est limitée à un déluge. 95%
- Le déluge était universel. 95%
- La survie était due à un bateau. 70%
- Des animaux furent sauvés. 67%
- Des animaux figuraient dans le récit. 73%
- Les survivants ont atterri sur une montagne. 57%
- Une géographie locale. 82%
- Des oiseaux furent envoyés. 35%
- Mention de l’arc en ciel. 7%
- Les survivants offrent un sacrifice 13%
- Huit personnes furent sauvées. 9%
Est-il vraiment raisonnable de penser que quelques 270
peuples aient développé le même genre de mythe avec autant de détails
semblables parce qu’ils ont tous vécu, indépendamment les uns des autres, une
catastrophe universelle distincte ? Si l’on ajoute à cela que dans
plusieurs traditions se retrouve aussi un récit comme celui de la tour de Babel
(les Choctaw aux USA, les Anahuac au Mexique, les Miao en Chine …) la
probabilité de cette troisième option tombe pratiquement à zéro.
On revient alors par nécessité à la première option. Dans
une compréhension évolutionniste, cela est peu digeste, nous le comprenons,
mais y a-t-il vraiment le choix ? Or, dans une conception biblique des
choses, la transmission d’une telle mémoire n’a rien d’exceptionnel. Nous ne
parlons pas de dizaines de milliers d’années, mais d’une histoire récente. Dans
l’optique d’une dispersion récente à partir de Babel, au troisième millénaire
avant Christ, la mémoire peut jouer son rôle déterminant naturel.
N’est-ce pas justement l’absence de ces mythes qui eut été
choquante ? Une telle absence aurait été un argument de choix contre le
récit biblique d’un déluge universel. On n’aurait pas manqué de se servir d’un
tel argument contre la Bible. Mais comme ces mythes existent, on passe à une
autre tactique : soit on n’en parle pas, soit on raisonne qu’ils auraient
dû ressembler davantage au récit de la Genèse. Cela ressemble un peu trop au :
pile je gagne, face tu perds !
L’existence des mythes, qu’ils concernent la création, le
déluge ou la tour de Babel ne rend pas le récit de la Genèse moins crédible.
Bien au contraire, la sobriété même du récit, sa profondeur morale et
spirituelle et ses détails chronologiques précis devraient nous inspirer une
grande confiance. Nous ne sommes pas ici devant un mythe de plus (en quoi, un
tel mythe aurait-il une crédibilité supérieure aux autres ? Dieu nous
aurait-il donné un mythe de plus ?),
mais devant la description factuelle de ce qui s’est réellement passé. Nous
avons ici l’histoire qui sous-tend les mythes.
Mais, bien sûr, cela ne prouve
rien en soi. Il n’est pas possible de prouver que la Genèse soit vraie, ni par
un recours aux mythes, ni même par un recours à la science. La création, comme
l’évolution, d’ailleurs, ne peut être prouvée. Nous devons plutôt parler d’un
faisceau de probabilité. Les mythes et les traditions anciens, tout comme la
science, nous fournissent un ensemble de probabilités et de vérifications
partielles. A nous de les comparer à la Genèse pour voir où penche la balance. Nous
croyons que la balance penche en faveur du récit de la Genèse, compris comme il
a toujours été compris dans l’histoire avant 1800 et comme, manifestement, l’auteur
voulait qu’il soit compris.
Les deux citations suivantes serviront de conclusion à cette
section sur les anciens mythes. Elles proviennent de Chine et datent de la
dynastie Ming (1368-1644), tout en se référant à une période bien antérieure. Il
s’agit non pas de mythes, mais de prières à Shang-Ti,
le Dieu souverain, dont la première mention se trouve dans le Chou-King, dans les
Canons de Shun, empereur de 2256 à 2205 avant Christ. La comparaison avec
Genèse 1 est étonnante, troublante même.
“Il y a longtemps, au commencement, il y eut un grand chaos,
sans forme et ténébreux. Les cinq éléments (les planètes) n’avaient pas
commencé à tourner et le soleil et la lune ne brillaient pas encore. Toi, ô
Souverain spirituel, tu as d’abord séparé les plus grandes parties des plus
pures. Tu as fait le ciel et tu as fait la terre. Tu as fait l’homme. Toutes
choses avec leur pouvoir de reproduction ont reçu leur existence.”
“O Te, lorsque tu avais séparé le Yin et le Yang (= les cieux et la terre), tu as commencé ton œuvre créatrice. Tu as produit, ô Esprit, le soleil et la lune et les cinq planètes, et leur lumière était pure et belle. L’étendue céleste était drapée comme un rideau et la terre carrée faisait vivre tout ce qui s’y trouvait, et toutes choses étaient heureuses. Moi, ton serviteur, je viens te rendre grâce avec révérence et, pendant que j’adore, je m’adresse à toi, ô Te, en t’appelant Souverain.” [12]
[4] W. G. Lambert, “A new look at the Babylonian background of Genesis”, J Theol Studies (1965) XVI(2): 287-300 doi:10.1093/jts/XVI.2.287. Le texte complet de Lambert se trouve sur Google Books in: Richard S. Hess et David Toshio Tsumura ed., I studied inscriptions from before the Flood, Ancient Near Eastern, literary and linguistic approaches to Genesis 1-11, Sources for Biblical and theological studies, Volume 4, 1994 Eisenbrauns, pp 96ss.